Quand le “nous” sauve le “tu”…
En 1977, Michel Sardou, plus assagi que jamais après les polémiques nées de son précédent album, chante “Dix ans plus tôt” d’après un texte coécrit avec Pierre Billon et sur une musique de Jacques Revaux. Cette chanson tirée de l’album “La java de Broadway”, se vend à plus d’un million d’exemplaires. Aurait-elle eu le même succès à notre époque où il est de bon ton d’adoucir le contenu des paroles ?
Pédalant gentiment sur mon vélo d’appartement, l’écoutant à la vitesse de 30 km/heure, une réflexion me parcourt. Une fille, pas encore âgée de 15 ans, voulant faire l’amour avec celui que j’imagine être l’amant compositeur de la chanson du bonheur ? Waouh ! Lucifer es-tu là ? Alors que je monte une colline virtuelle sur le petit plateau de ma roue arrière, l’âge de l’amant supposé m’interpelle. Est-il majeur ou un compositeur précoce dans la lignée d’un Mozart façon “Amadeus” de Milos Forman ? Et la phrase, “tu n’avais pas 15 ans” repasse en boucle dans ma tête tandis que mon front dégouline de sueur. Arrivé au sommet pour enquiller la descente, toujours virtuelle, je modifie cette phrase intrigante par “nous n’avions pas 15 ans”. Comme par magie, le sens a complètement changé et je suis arrivé sur le plat avec la satisfaction d’avoir rendu la chanson plus acceptable dans l’époque actuelle où ma conscience a tendance à se reformater jusqu’à devenir trop collective.
Un sujet, un seul, a donc modifié mon interprétation du contenu. Mais ma perception cognitive de la chanson était-elle correcte ? Je ne doute nullement que les paroliers aient pu cogiter sur le choix du “nous” ou du “tu” en vue de la meilleure résonance. D’ailleurs, il semblerait qu’à l’origine le texte parlait d’une fille majeure de 20 ans. La provocation reste un levier favorable à bien des histoires où la polémique et la rébellion de l’esprit augmentent l’audience et la visibilité. C’est davantage vendeur !
Aujourd’hui, cette chanson éviterait-elle la censure tant la bien-pensance et les “fesses serrées“ pour ne pas écrire “culs”, étranglent la belle liberté de penser ? Combien d’artistes reconnaissent ne pas pouvoir s’autoriser ce qui faisait le sel comme le sucre des années où les limites à la liberté d’expression étaient plus souples.
La Cour européenne des droits de l’Homme rappelle, dans sa jurisprudence, que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de société démocratique ». Ceci semble davantage pertinent lorsque la liberté d’expression se déploie dans le cadre de la création artistique. Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre originale, en tant qu’attribut du droit d’auteur, devrait empêcher toute modification sans l’accord de l’auteur.
Suis-je donc coupable de m’être autorisé cette petite liberté, bien assis sur la selle de mon vélo d’appartement ?